Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs
Autrice : Mathias Enard
Lu par Vincent Schmitt
14h57
Editions Actes Sud, 2020
Pour les besoins d’une thèse consacrée à “la vie à la campagne au XXIe siècle”, l’apprenti ethnologue David Mazon a quitté Paris et pris ses quartiers dans un modeste village des Deux-Sèvres. Logé à la ferme, bientôt pourvu d’une mob propice à ses investigations, s’alimentant au Café-Épicerie-Pêche et puisant le savoir local auprès de l’aimable maire – également fossoyeur –, le nouveau venu entame un journal de terrain, consigne petits faits vrais et mœurs autochtones, bien décidé à circonscrire et quintessencier la ruralité.
Mais il ignore quelques fantaisies de ce lieu où la Mort mène la danse. Quand elle saisit quelqu’un, c’est pour aussitôt le précipiter dans la Roue du Temps, le recycler en animal aussi bien qu’en humain, lui octroyer un destin immédiat ou dans une époque antérieure – comme pour mieux ressusciter cette France profonde dont Mathias Enard excelle à labourer le terreau local et régional, à en fouiller les strates historiques, sans jamais perdre de vue le petit cercle de villageois qui entourent l’ethnologue et dessinent (peut-être) l’heureuse néoruralité de nos lendemains.
Mais déjà le Maire s’active à préparer le Banquet annuel de sa confrérie – gargantuesque ripaille de trois jours durant lesquels la Mort fait trêve pour que se régalent sans scrupule les fossoyeurs – et les lecteurs – dans une fabuleuse opulence de nourriture, de libations et de langage. Car les saveurs de la langue, sa rémanence et sa métamorphose, sont l’épicentre de ce remuement des siècles et de ce roman hors normes, aussi empli de truculence qu’il est épris de culture populaire, riche de mémoire, fertile en fraternité.
Rien que le titre de ce roman, que j’ai encore beaucoup de mal à retenir (oups!!), a éveillé ma curiosité. Son côté absurde interpelle. Cela faisait un moment que j’avais envie de m’essayer à l’écriture de Mathias Enard et c’est désormais chose faite grâce au Prix Audiolib. Une écriture riche, ironique, drôle, imagée. Son univers m’a bien plu et je pense que j’en lirai d’autres notamment Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants.
David Mazon, futur ethnologue, se rend au cœur des Deux-Sèvres afin d’y réaliser une étude sociologique de la population et de rédiger une thèque sur la « vie à la campagne au XXIème siècle ». Un vaste programme ? Il quitte donc la vie citadine, son cocon parisien, pour s’installer dans un petit village. Logé dans une ferme, il y découvre les us et coutumes. Ses déplacements en mob va lui permettre de découvrir les paysages, d’apprendre à connaître la population locale notamment en se rendant au café/épicerie du bourg, s’approchant des uns et des autres pour appréhender les différents métiers, leurs histoires. Il sera ainsi aidé par le maire, également fossoyeur de son état, pour plonger dans les légendes et l’histoire locale.
David arrive donc avec ses gros sabots, ou plutôt avec ses mocassins citadins, dans un univers qu’il ne connaît pas. Mais il y arrive avec un regard empli de préjugés et de certitudes, avec un mélange de curiosité et de dédain quand à la faible probabilité de trouver une « peuplade » moderne ». Il vient en tant qu’observateur, qu’analyste avec son savoir et ses idées préconçus. J’y ai vu là une métaphore caustique et sarcastique de ces scientifiques occidentaux (voire aussi de quelques touristes?) qui débarquent en conquérant pour observer et étudier des civilisations « non-civilisées », « non-modernes ». Il y arrive avec sa science, ses connaissances, persuadé qu’il va s’y ennuyer, qu’il ne se passe rien d’intéressant, que ce sera vite fait.
Mais ce ne sera pas aussi simple qu’il le pensait. Les gens du cru sont ravis d’avoir une nouvelle tête dans le coin, ils sont curieux de savoir sur quoi il travaille, ils sont ravis de partager l’histoire locale, les traditions (dont le fameux banquet, une partie du roman lui est consacré – logique vu le titre!!). Au fil des pages, on sent les a-priori s’estomper. David devient moins rigide. On sent l’écriture de son carnet de bord évoluée. Au départ, il y a adopté un regard et une prise de note concrète, méthodique, ordonnée. Très vite, ce carnet devient une sorte de journal intime où il note ses ressentis vis à vis de toutes ces personnalités qu’il rencontre, de ses relations avec eux, de sa vie à la campagne…
J’ai vraiment apprécié l’écriture riche, ironique et étonnante de Mathias Enard. Je ne m’attendais pas à un tel univers et à une telle profusion de récits, de personnalités hautes en couleur, d’anecdotes. On y retrouve aussi toute une panoplie de références littéraires, du culture populaires, historiques et géographiques que l’auteur a su manier, construire pour donner un ensemble à la fois extravagant et dans la logique de son cheminement, du message qu’il veut faire passer. La langue y est savoureuse, fertile. Je me suis amusée avec cette audiolecture.
Toutes ces émotions, la richesse et la verve de Mathias Enard est mis en lumière par la voix de Vincent Schmitt (en 2013 il a reçu le prix du meilleur livre audio de l’année pour Immortelle randonnée de Jean-Christophe Rufin) qui a su saisir toute la fantaisie du texte, tout son charme et qui a su me le transmettre. Près de 15 heures d’écoute pour ce livre audio plein de surprises.